Le Don Potentiel
Il devait avoir un don. Du genre à exploiter, absolument.
Il l’avait découvert par hasard. Enfin, en faisant l’énumération de tout ce qu’il lui semblait possible de faire. Pour lui un don, c’était un art, forcément. Et il s’était essayé à peu près à tout et jusque là rien n’avait été vraiment concluant. Et puis soudainement, en griffonnant sur un coin de table, dans un jardin qu’il fréquentait quelque fois, il s’était mis à croquer les passants et puis les arbres et quelques bancs, et, ravi, en avait conclu qu’il y avait là une sorte de potentiel.
Ces esquisses étaient assez ressemblantes, suffisamment pour lui donner le courage d’affirmer qu’il savait dessiner. Alors, lorsqu’ il vit une affiche au coin de la rue des coloquintes où il était question d’un concours de peinture, il eut immédiatement l’envie de s’inscrire ce qu’il fit, content de pouvoir explorer son nouveau don.
Il arriva muni de tout un matériel, flambant neuf, et s’assis, piaffant d’ardeur derrière son chevalet. Le thème imposé était « la pluie » et il fallait œuvrer sur le sujet. Pourtant il y avait une courge, posée sur un socle, au centre de la salle. Mais concentré, il sortait ses pinceaux et ses craies, quelques tubes et ébauchait une réflexion sur la pluie, songeait à ce qu’elle évoquait.
Immédiatement un poème lui vint à l’esprit et il se mit à réciter les vers, d’abord dans sa tête, pour lui-même, et puis, content de se souvenir du texte entier, se mit à déclamer, fortement et à haute voix au beau milieu des peintres furibonds qui imploraient le silence. Rosissant de son emportement, il rêva à la femme qui courait sous la pluie, et il griffonna Barbara telle qu’il l’imaginait. Puis il s’éloigna un instant pour contempler son ouvrage. Nuancé quant à la qualité du dessin mais attendri par cette femme ruisselante et malgré tout souriante, il s’attacha sur-le-champ à lui peindre un vêtement pour la couvrir, à cause de la pluie. Et plus l’ondée se faisait abondante, plus il grossissait les couches du manteau, pour l’abriter de l’eau qui débordait.
Il peignait la pluie, la femme et l’imperméable avec une telle facilité que cela tenait du miracle. Et tout à sa composition il jetait de temps à autre quelques regards inquiets à son voisin qui lui peignait la courge.
Mais à force de couvrir et de recouvrir sans cesse Barbara, elle disparût.
Lorsqu’il eut terminé il resta immobile, perplexe devant son barbouillage.
D’abord cette femme qu’il ne connaissait pas, et ce porche sous lequel celle-ci s’abritait qui prenait toute la place et le ciré qui la cachait tout à fait. Et puis cette pluie grise qui venait figer l’ensemble. C’était d’une laideur infinie, d’une platitude certaine.
Il n’aimait pas cette toile, mais l’heure de fin était proche, le temps lui manquait de tout recommencer.
Désemparé, il posa crayons et pinceaux pour déambuler un instant dans la salle, considérant le travail des autres qui pour la plupart peignaient des courges. Il vit des forêts de courges, d’énormes et de minuscules courges, quelques gouttelettes et il trouvait ça bien. Mieux que lui en tout cas, que ce qu’il avait fait. Il n’avait pas sa place dans ce concours. Lui-même avait échoué, maudit don potentiel, il n’en était donc rien.
Il tint la femme pour responsable et subitement pris d’une magistrale colère il projeta ses tubes sur la toile, broyant les couleurs fougueusement jusqu’à ce que celles-ci crachent tous leurs pigments, leurs matières, il lâcha ses pinceaux et étala la pâte à même la main, en regardant la courge.
Une autre femme apparût, au centre, à travers les gouttes, mais non, c’était bel et bien la même. Elle avait la figure triste mais tant pis. Etrangement l’ensemble faisait un tableau presque joli en tout cas fortement émouvant. Il était subjugué par ce qu’il venait d’accomplir. Il n’en croyait pas ses yeux. Tout cela ressemblait enfin à quelque chose et confiant, il alla porter son tableau.
Au milieu des autres peintures représentant des courges, on ne distinguait que la sienne, éclatante de mille couleurs et déjà le jury s’extasiait, se rapprochait de la toile commençait à s’interroger, à s’emballer puis à le complimenter. Son don potentiel était donc bien un don réel. Il venait d’accomplir une œuvre majeure, il en était certain et refusa de la laisser là. Et il s’enfuit du concours avec sa toile sous le bras et la courge aussi, au cas où. Son don potentiel à exploiter il allait montrer de quoi il était capable.
De retour chez lui il ne se lassait pas de contempler la femme, de l’admirer. Il l’accrocha dans son salon au-dessus du sofa, confortablement installée là. Il lui parlait, lui prédisait une belle vie, tous les deux ensemble. Lui peindrait, facilement puisqu’il avait un don et ils s’offriraient un jardinet où tout y pousserait, sauf des courges. Il la trouvait belle cette femme, sa femme, belle mais triste cependant, à cause de la pluie certainement, alors il voulut sécher ses larmes, arrêter cette pluie et lui peindre un sourire.
Et il se remit à la tâche, à l’aide de ses couleurs par-dessus, et le tableau finalement ne ressemblait plus à rien. Il tenta maintes et maintes réparations sans succès. Il rappela à l’ordre son don potentiel qui en cet instant là lui faisait défaut. Mais rien de rien. La toile était fâcheuse.
Certes la femme souriait mais était-ce suffisant, pour une œuvre majeure, surtout pour une œuvre majeure ? Même les gouttelettes s’étaient transformées, semblables maintenant à des petites courges. Une pluie de courges, à peine ressemblantes qui plus est.
Les jours suivants il essaya et ressaya encore, ne faisant qu’enlaidir davantage le tableau.
Alors il prit une autre toile et il recommença. Mais il ne fit que recopier ce qu’il avait déjà fait. De bien pâles reproductions. Et cette femme qui revenait tout le temps, et qui souriait, c’était infernal !
Tiens, il la transforma en courge pour lui apprendre. D’ailleurs elle n’était pas si mal cette courge. Finalement il avait bien un don. Il avait un don pour les courges, mais il ne voulait pas d’un don pareil, de quoi aurait-il l’air ? Il se sentait misérable. Il n’arrivait à rien. Alors il décida de passer à un autre sujet.
Et chaque nouveau sujet lui rappelait un poème qui lui rappelait une femme, et c’était toujours la même qui revenait.
Il tenta maint et maint thèmes, tels que la nuit, la vie, le cri, et chaque fois ses toiles se ressemblaient. Et en plus cette même femme au maudit sourire figé qui enlaidissait la toile ! Même dans les monochromes elle apparaissait, là, derrière. Sur chacun des tableaux qu’il entreprenait. Sauf une fois, quand il s’est mis à peindre des courges. Mais il ne voulait pas peindre des courges toute sa vie. Il préférait chercher un autre don potentiel que celui-ci qui l’obligeait à peindre des courges.
Il décida de retourner au concours, à cause des sujets imposés. Puisque cela ne viendrait pas de lui, cette femme disparaîtrait pour de bon, elle et son sourire mauvais.
Il s’y rendit avec le portrait de la femme, celui de son premier tableau. Pour s’en libérer de cette femme, une fois pour toute, pour la rendre, puisqu’ils en avaient voulu. Et puis cela tombait bien parce que le sujet c’était « une femme » et qu’il avait déjà la sienne.
Il entra, et la déposa simplement mais le jury n’en voulait pas. Il voulait qu’il peigne sur place. Alors il posa calmement sa toile sur un chevalet et simplement il peignit une courge. Puisqu’il savait le faire, ah !
Il n’a pas eu de prix. Il était hors sujet certainement.
Et il s’en fichait complètement de perdre ce concours, lui, la peinture ça le lassait. Et puis il avait bien d’autres dons, pour le jardinage par exemple. Un vrai don celui-là, à exploiter certainement.
1991-2001
Muriel Roland Darcourt
Lettre à Domi - Le Don potentiel