L’Open Space
Entre.
Prends ta place.
Installe-toi. Derrière ce bureau, identique à tous les autres.
Sors tes affaires et commence à travailler.
Qu’est ce que tu dois faire ? Comme chaque jour. Ne te pose pas de questions. Fais ce pourquoi tu es payé. C’est la seule chose ici que tu ne dois pas oublier.
Un regard sur la salle.
Des gens à perte de vue, assis derrière leur ordinateur. Et tandis que sonne l’heure de l’allumer, tu songes au grand show qui vient de commencer.
Il y a cette fille qui dit « allo » toute la journée. Ce doit être son métier. Répondre au téléphone ou appeler quelqu’un. Toujours les mêmes mots qui résonnent couvrant les cliquetis dans le lointain.
Au rythme des pages. Les écrans qui éclairent les visages, le défilé des images, des messages.
« Allo ? », c’est la fille qui téléphone. Tu n’en peux plus de l’entendre. A-t-elle quelque chose à dire, vraiment ? Tue-t-elle le temps, le sien, celui des autres, au gré de ses paroles et de ses boniments.
Des frôlements de vêtements quand quelqu’un passe, légèrement. Des regards qui se lèvent sur le va-et-vient continuel. De cette porte qui s’ouvre pour une tasse de café. Et cette fille qui prend le combiné, elle dit « Allo ». Elle raccroche aussitôt.
Rien que le bruit d’une respiration sourde, de soupirs qui s’étirent jusqu’au soir. Quand vient la délivrance et que chacun rentre chez soi. Ici, l’intimité n’existe pas. Il y a toujours quelqu’un pour regarder derrière l’épaule, toujours quelqu’un pour observer de loin, même sans le vouloir. Toujours quelqu’un, l’air de rien, qui contrôle. Cette fille, elle doit téléphoner. Du matin jusqu’au soir.
Alors elle décroche, compose un numéro, elle dit « Allo » même si le câble est débranché. On t’a vu faire. Venir à son bureau. Tirer sur le fil du téléphone. Le rouler. Partir avec. Tout le monde le sait. Tout le monde le sait, mais pas elle.
Elle, elle continue d’appeler. Se taire au risque d’attirer l’attention ? Il n’en est pas question. Et ce « Allo » terrible qui rythme l’espace, sa voix frappe les murs, elle s’éparpille, affrontant la risée qui s’ébauche, rebondissant de sourires en hochements de tête. Pas de cloisons pour faire taire les sons. Pour empêcher les yeux de frôler l’intrusion.
Les spasmes causés par les rires qui ne se contiennent plus. Qui éclatent au moment où la fille parle. Parle. Parle. Parle sans retenue. Quelqu’un lui a répondu ? Des phrases ininterrompues, quelques sourires impromptus. Elle épilogue et elle raccroche. Écrit le compte rendu de son entretien dans le silence qui revient.
Les regards se penchent vers ces fils invisibles, se relèvent vers ce combiné déconnecté, vers ce visage concentré. Vers ces doigts qui composent un nouveau numéro. « Allo ». Elle se présente, tout le monde écoute. Elle le sent bien. Les murmures se sont tus. Les gestes se retiennent et la respiration se coupe. Il n’y a pas de tonalité. Mais elle parle. Elle parle pour les autres. En crispant fortement ses mains sur appareil. Elle se rend compte qu’on ne la croit pas. Elle continue quand même. Il faut qu’elle appelle, elle est ici pour ça.
Puis ses yeux traînent vers ces fils suspendus, reliés à rien. Elle pourrait dire juste que le téléphone est foutu. Qu’elle n’entend pas. Elle pourrait se lever le temps qu’on le répare. Au lieu de cela elle interpelle un quidam au téléphone, qui semble lui répondre. Elle entre dans une grande conversation. Elle raconte qui elle est, le pourquoi de son appel.
Personne ne dit rien. On a envie de lui dire que l’on sait mais on n’ose pas. On s’en fout. Peut-être qu’elle a un interlocuteur après tout.
Tu la regardes. Tu sers fort dans ta main le cordon de son téléphone. Tu espérais qu’elle s’interrompe enfin ? Il n’en est rien.
Tu te lèves. Sans un mot tu t’approches d’elle en la fixant des yeux, tu rêves de l’étrangler. Un seul geste, rapide, suffirait. Lui passer le fil autour du cou et serrer, serrer jusqu’à ce qu’elle se taise. Une parenthèse qui viendrait égayer ta journée. Mais tu rebranches les câbles sous son regard désemparé.
Tu retournes à ta place. Ton ordinateur est éteint. Impossible de le rallumer. Qui a osé ?
Et le directeur qui vient d’entrer. Alors tu fais semblant de travailler.
Muriel Roland Darcourt
Monologue - Nouvelle - L'Open Space
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