La peinture n’est pas sèche, vous ne voyez donc pas que vous allez vous salir les doigts?
Il y a la trace de vos empreintes et moi, je n’en veux pas.
A force de regarder la toile, vous allez vous brûler les yeux, ces éclats de lumière ne sont pas pour vous, ils sont à qui les regardent avec les maux du cœur. Ceux qui implorent qu’on les laisse exploser de couleurs, pour dire ce que vous ne pouvez pas entendre.
Allez prendre un café, pour moi c’est deux sucres, et revenez quand j’aurai terminé.
Je vais le laisser là, je voudrais le regarder à la lumière naissante, vers sept heures ce sera bien. Les premières lueurs caressant la montagne, à cette époque elle n’est pas encore enneigée, il faut patienter. Patience, c’est le maître mot de ce Tableau. Je vais l’appeler comme cela.
Qu’en pensez-vous princesse ? Cela vous parle ? Entendez-vous ces pierres qui vous susurrent à l’oreille que tout n’est pas fini ? Il reste le bleu de la rivière qui se reflètera dans vos yeux si vous êtes assez près. Le vert de la prairie, plus terreux qu’au printemps. Le doré des feuillages, et les sombres rochers hors d’âge.
Ah si le ciel de l’an mil pouvait s’ouvrir soudain, il me dirait qu’il est beau ce château, fièrement planté là-haut sur le flanc de la colline, il domine la plaine, et la bourgade au loin. Point de drapeaux, la terre n’est pas conquise, il me semble même qu’il est à l’abandon. Lorsque l’on regarde de ce côté-là, on aperçoit ses murs rongés par la verdure.
Toi qui es une fée, tu vois le chemin perdu dans les arbres ? Tu pourrais m’y guider si d’aventure je me perdais dans cette forêt de ruines. Le pont levis je l’ai dessiné là, mais il n’est pas à sa place. Il faut imaginer l’espace et puis, les flambeaux rougeoyant que je n’ai pas encore représentés.
C’est une sorte de photographie de l’instant, la topographie n’est pas exacte, il faut que je refasse le croquis.
Ces blancs, çà et là, ce sont des silences, tu peux les interpréter comme tu le souhaites, c’est pour laisser les rêves vagabonder, les poètes les regardent voleter autour d’eux, les hommes ordinaires les arrêtent. Ils disent au lieu de se taire devant le paysage. Ce visage qui apparaît, ici, dans le milieu de la toile, c’est peut-être une sorcière condamnée pour ses outrages, ou bien un elfe de Noël, un peu en avance. Par chance, tu pourrais voir surgir un destrier. Parce que cet homme qui marche vers nous, c’est un véritable Chevalier. Tu ne peux pas le reconnaître, son heaume est abaissé. Et il ne veut pas dire son nom. Mais écoute sa chanson, elle vient d’un autre temps, les notes sont dans les touches de vert sous lesquelles se cachent la partition. Et la terre, elle devient grise ou marron, selon les saisons.
Revoilà le cortège, ils vont encore vouloir toucher à mon Tableau, je ne comprends pas ce qui leur passe par la tête à vouloir sans cesse s’assurer que c’est bien une représentation. Il fait si vrai qu’on pourrait y plonger sans trop savoir pourquoi, pour la douceur de la voix, la sérénité qu’elle procure quand elle vous dit patience. Patience, décidément ce sera bien ce nom-là.
Vous l’emportez avec vous, maintenant vous en êtes certain ? Pour l’exposer dans un musée ? Flatté je suis que vous pensiez qu’il y ait sa place. Il faut que je le signe, que je laisse une trace de mon empreinte, pour cette œuvre peinte pour la postérité. Pour ne pas oublier. Que c’est en marchant qu’est venue cette idée de portrait. En marchant à la recherche du temps qui passe. En me promenant dans la mémoire vivace, de ces vestiges de l’an de grâce et des poussières, dans ces chimères qui me racontent leur univers d’antan et que j’aime tant.
Muriel Roland Darcourt
Lettre au Chevalier