Les Fleurs

 

 

ParaPiglia , j’ai bien reçu tes Fleurs.
Jaunes et Fuchsia. Et du Violet autour pour les authentifier, presque peintes à la main avec une naïveté toute feinte. Jolies. Les vraies Fleurs, les autres, le Caméléon les a bouffé. Elles traînaient au fond de son bocal.  Elles étaient arrivées là par erreur. Comme lui, en fait.

L’Avion qui transportait les Fleurs, un Planeur dépourvu d’attentions, partait de Loinville pour rejoindre Aucentreville, sans escales, quand il décida de poursuivre sa route en looping, prétextant qu’il s’entraînait à la chute libre pour une hypothétique guerre prochaine. Et par insouciance, lors d’une haute voltige, il fit tomber les Fleurs dans le bocal d’études où un Caméléon tournait depuis un bon moment.

Le Caméléon cherchait la sortie depuis si longtemps qu’il avait abandonné l’idée même de la trouver. Alors, il s’occupait à examiner consciencieusement chaque parcelle de la paroi de verre qui l’encerclait et à travers laquelle il ne voyait rien. Il espérait une lucarne, juste une lucarne pour percevoir le monde extérieur, de l’intérieur. Et il tournait pour la trouver cette lucarne, il tournait, il tournait en rond, comme un con, tandis que Celui qui l’avait mis là pour le regarder, le regardait. Tourner en rond.

Le Planeur ne pouvait pas descendre lui-même reprendre les Fleurs pour la bonne et simple raison qu’il était trop gros pour entrer dans le bocal. Il héla donc une Mouche bleue qui voletait de ce côté-ci du ciel par le plus grand des hasards et l'engagea de s’y rendre à sa place. La Mouche, qui aurait tout donné pour être l’amie d’un Planeur acrobate et qui voyait en cette circonstance un bon moyen d’attirer ses faveurs, ne réfléchit pas un seul instant et s’élança dans le bocal à la recherche de ces Fleurs, avec l’ambition de les ramener triomphalement à la surface et d’en être félicitée.

La Mouche vit le Caméléon qui tournait, tournait, tournait et dans un premier temps elle le jaugea de toute sa hauteur sans comprendre la signification de cette étrange occupation, puis elle se posa derrière lui pour ne pas qu’il la remarque, pour ne pas éveiller son instinct de Caméléon mangeur de Mouche, pour ne pas avoir à se justifier sur le pourquoi de sa présence. Elle venait incognito dans ce bocal d’étude et souhaitait simplement récupérer les Fleurs mais sans être elle-même étudiée par Celui qui examinait le Caméléon et l’avait enfermé là pour mieux le regarder tournant sans fin au fin fond d’un bocal.

La Mouche donc papillonnait dans le dos du Caméléon pour ne pas se faire happer par sa langue furieuse, si longue et si agile qu’aucune autre Mouche beaucoup moins prudente, avisée et rusée qu’elle, ne pourrait en cette circonstance vraiment lui échapper. Néanmoins, elle se tenait sur ses gardes et entreprit l’exploration minutieuse des lieux en frôlant fiévreusement de ses ailes les parois lisses du bocal.

La Mouche elle, voyait l’extérieur de l’intérieur, à tel point qu’elle n’en faisait plus la différence et elle se cogna tant et tant contre le verre du vase clos que lorsqu’elle trouva enfin les Fleurs, toute commotionnée qu’elle était, il lui sembla plus judicieux de s’y reposer avant de reprendre sa course, et elle s’auto piqua pour se lover dans un précieux repos. De toute façon, rien ne pressait, le Planeur continuait ses loopings puisque la guerre approchait et le Caméléon continuait inlassablement de tourner à la recherche d’une possible lucarne.

Mais le Caméléon ne voyait rien. Mais alors rien de rien. Le nez collé à la paroi il tournait, tournait, tournait en rond, comme un con. Il se savait seul et pourtant, il sentait comme une présence. Il était absolument certain que quelque chose ou quelqu’un était entré dans son bocal mais ne soupçonnait pas qu’il s’agissait d’une Mouche parce que le bzz bzz qu’il avait entendu était fort ténu et qu’en plus, celle-ci ne bougeait plus. Le Caméléon flairait. Non pas que la Mouche eu une odeur spécifiquement reconnaissable ni que le parfum des Fleurs fut particulièrement révélateur mais la sensation d’une énergie autre que la sienne venait d’atterrir dans sa cervelle et le doute puis la certitude de ne plus être seul le rendait particulièrement attentif et nerveux, et il quitta la paroi pour regarder au centre. Il tomba nez à nez avec les Fleurs. Bleues et Fuchsia. Avec du Violet autour. Et immédiatement il eut envie de prendre ces couleurs.

Il faut dire que le Caméléon rêvait depuis fort longtemps de pouvoir se parer d’autres couleurs que les siennes, mais il n’y avait que lui dans ce bocal. Lui qui passait du vert au marron, du marron au vert et du vert au marron dans une monotonie toute suicidaire et là, il voyait une chance inouïe de pouvoir enfin être Bleu et Fuchsia. Avec du Violet autour. Ce qui en soit, était d’une bonne inspiration. Alors, à force de regarder les Fleurs pour en prendre les couleurs, il s’aperçut qu’une Mouche dormait dans l’une d’entre elles, et immédiatement son idée première fut de l’avaler. Il prépara donc sa langue préhensile et vicieuse qu’il allait lancer en direction de cette Mouche inconsciente quand celle-ci, qui somnolait à peine, s’envola soudain. La Mouche chercha précipitamment la sortie du bocal mais la panique l’envahissant, elle ne se souvenait plus où elle était et, se sentant prise au piège se résolue enfin à faire face à ce terrible Caméléon.

Pour gagner du temps, elle prenait des poses toutes différentes dans l’espace comme si une bouche géante venait de faire son apparition. Le Caméléon voyait la Mouche se placer à gauche puis à droite, en haut, en bas de cette bouche allégorique et, suivant sa position, il pouvait interpréter les messages : près de la commissure elle se faisait discrète, sur la lèvre supérieure elle le provoquait sexuellement… La Mouche posa ainsi dans une foultitude d’attitudes qui firent rire, étonnèrent, inquiétèrent, énervèrent, submergèrent le Caméléon qui ne comprenait pas tout du ballet cosmique mouchard qui se déroulait devant ses yeux presque aveugles. Ces manœuvres ne l’impressionnaient d’ailleurs pas outre mesure. Juste il se demandait s’il fallait qu’il la mange. Mais il voulait savoir auparavant si la Mouche avait les moyens de le faire sortir de cet absurde bocal opaque dans lequel il ne se passait jamais rien d’enthousiasmant.

La Mouche voyant dans ce questionnement un sursis salvateur lui fit croire qu’il venait de réussir à prendre les couleurs des Fleurs et le félicita ardemment, alors que le Caméléon était encore tout vert éclaboussé seulement de quelques tâches marronnasses qui de plus ne lui donnaient pas bonne mine du tout. Mais le Caméléon était si heureux de sa nouvelle teinture mensongère que lorsque la Mouche lui suggéra de prendre d’autres couleurs comme l’infrarouge et l’ultraviolet par exemple afin de devenir invisible, il s’entraîna immédiatement. Cette couleur transparente dont il ne connaissait pas l’existence était pour lui une chance de pouvoir changer de vie. Assurément Celui qui l’avait mis là pour l’étudier, ne le voyant plus, le ferait sortir au plus vite de ce bocal et il pourrait enfin retrouver sa liberté.

Le Caméléon se concentra donc sur ces deux nouvelles couleurs et, tout occupé qu’il était à sa transformation, il en oubliait de dévorer la Mouche. C’était le moment pour elle de prendre la fuite, mais elle ne savait plus si elle devait emporter les Fleurs ou pas. Dehors, elle voyait que la guerre grondait et déjà le Planeur avait dû se transformer en Bombardier. Ces Fleurs, qui auparavant étaient certainement destinées à un don d'affection, immanquablement dans ces conditions-là finiraient par devenir une arme, et d’ailleurs le tic tac d’une bombe à retardement venait bel et bien de se mettre en marche, au beau milieu du bouquet. La Mouche souhaitait presque qu’elle détonne dans le bocal au risque de pulvériser le Caméléon qui devenait fort sympathique à force d’être ridicule. Mais cette obsession qu’il avait de chercher à changer de couleur plutôt que de se remplir l’estomac la laissait perplexe et elle fut envahie par une vague de remords incongrus.

La Mouche poussa un long cri interpellant une escadrille d’autres Mouches bleues qui vinrent à la rescousse pour l’aider à soulever ces Fleurs. Les Mouches étaient bien contentes d’échapper à la guerre qui venait d’éclater et préféraient la compagnie de ce Caméléon monomane plutôt que de devoir se battre contre des ennemis qu’elles n’avaient personnellement pas choisis. La Mouche était rassurée de ne plus être la seule proie possible, certaine à cet instant d’être épargnée par le Caméléon puisqu’elle lui apprenait à se métamorphoser, d’ailleurs elle le félicita pour ce Bleu et ce Fuchsia. De ce presque violet et de ce presque rouge, autour. Et le Caméléon se pavanait bien qu’il arborait toujours ce même vert maronnasse, mais puisque personne ne le lui disait, il ne le savait pas.

Les Mouches étaient peu rassurées dans leur confrontation avec ce Caméléon imbécile qui pouvait à tout moment se souvenir qu’il avait faim, pire, qu’il était toujours vert et marron, et décidèrent sagement de quitter les lieux promptement en laissant là les Fleurs et le tic tac de la bombe qui s’amplifiait.

Elles s’envolèrent donc dans un pusillanime ensemble, certaines pour s’engager aux côtés du Bombardier déçu de ne pas retrouver ses Fleurs, mais enchanté d’avoir parmi les Mouches quelques irréfléchies à envoyer en première ligne affronter la guerre à sa place, et il pu ainsi se concentrer sur ses looping prétextant qu’il s’entraînait au vol libre pour se retrouver Planeur lors d’une hypothétique paix prochaine.

Le Caméléon resta au fond de son bocal. Puisqu’il avait le ventre vide, il mangea les Fleurs avant de se remettre à tourner en rond (mais qu’il est con ce Caméléon !). De temps en temps certaines Mouches non belligérantes venaient gratter la paroi de verre extérieure du bocal en espérant voir à l’intérieur ce Caméléon bizarre, plus bête que méchant, pour se moquer de lui où pour lui faire un signe. Les Mouches frottèrent tant que peu à peu une lucarne apparut.

Le Caméléon pu enfin voir l’extérieur de l’intérieur et, constatant que la guerre dehors toujours faisait rage, il fut bien content finalement d’être enfermé dans ce bocal. Comme il portait les Fleurs en lui, il se souvint de leurs couleurs, et à force d’efforts, tout seul, il finit par devenir Bleu et Fuchsia. Avec du Violet autour. Il réussit même à être transparent. Parfaitement invisible aux yeux de Celui qui le regardait, et qui, ne le voyant plus, s’en désintéressa complètement et décida simplement de le laisser là. Derrière sa lucarne. Imperceptible du monde extérieur qu’il observait de l’intérieur.

Sa liberté retrouvée de ne plus être regardé, le Caméléon repris des couleurs en attendant la paix. Avant d’être secouru. Sur l’instant il désirait l’apparition impromptue d’une Mouche bleue, pour déjeuner. Ou de quelques Fleurs tombées du ciel, de couleurs nouvelles qu’il imaginait. Et dans sa bulle de protection, tout à sa conversion compulsive, il devint Rouge, Rose et Jaune surtout Jaune parfois Violet et même Orange à l’infini, en rêvant au bonheur d’être bientôt libre même si tout au fond, dans son ventre, la bombe continuait de tictaquer.

Samedi 11 octobre 2003

 

Muriel Roland Darcourt

Lettre à ParaPiglia - Les Fleurs

 ParaPiglia ?

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