J’ai perdu l’homme de ma vie.
J’te raconte ?
On avait rendez-vous. Un rencard sur Messenger. Ma plus grande honte.

Il m’avait dit, écoute, j’aimerais te voir mais ce n’est pas possible, alors je te propose, on se connecte ensemble, on lance la caméra et on discute, on se voit. On ne peut pas se toucher mais pour le reste c’est comme si tu étais là.

On s’est fixé une date, une heure. 10h10. J’avais tout prévu, le maquillage, la robe à fleurs, la bonne humeur.

Je me suis réveillée tardivement parce que j’avais un peu fait la fête, la veille. Des amis, quelques bouteilles. J’avais laissé mon ordinateur sur la terrasse. Ouvert, sur un message de lui. Pour le relire et le relire sans fin, jusqu’à son appel.

Il était à peine 9h quand j’ai déboulé avec mon café et ma cigarette. Je venais de lui dire que je ne fumais plus. Il n’en saurait rien. Le temps que je me prépare, toutes traces de mes excès auront disparu.

Il restait un quidam, dessoulant dans sa bière, affalé par terre. Le soleil se levait mais il était puissant, il se reflétait dans l’écran. C’est bien simple, je ne voyais rien. Je cherchais mes lunettes fumées pour faire taire mes yeux hallucinés.
J’avais mal à la tête. Le soulard prenait toute la place alors je l’ai réveillé, pour qu’il se casse.
Le mec s’est mis à grogner. Et, sur un ton qui lui a forcément déplu, je lui ai dit de se barrer. 
Relire le message juste avant était ma seule priorité. Avant de me faire belle, pour lui, pour nous, pour ce rendez-vous qui m’exaltait.

Ce soleil m’emmerdait ! Je cliquais partout à contre-jour, j’ai renversé mon café. Bouillant. Je me suis mise à hurler. Le mec en a fait autant, il m’injuriait.

Les cheveux hirsutes, les yeux bouffis, le T-shirt collé par le café, j’invectivais le garçon « tire-toi de là, tu fais chier ! » Au dessus de l’écran, j’ai vu une chose verte éclairée, je me suis rapprochée, très près. Un peu comme quand Jacquouille découvre la lumière. L’air vil et soupçonneux. Grossière, outrancière. Le visage fielleux.

« C’est quoi ce truc ? Merde ! J’y vois que dalle ! Putain t’es encore là toi ? Dégage de là ! S’il te trouve il ne va pas comprendre, je suis censée être seule ! Sale con, j’ai rendez-vous dans une heure avec mon futur mec ! Ta gueule !»

Je me grattais la tête, l’air renfrogné. Et je levais mes yeux injectés de haine vers cette lumière verte qui insistait.
« Pourquoi y a une lumière làaaaa ? » 
Je me rapprochais, je m’éloignais, je me rapprochais encore. Le mec a passé la tête pour regarder à son tour. « Ben, c’est parce que t’es connectée connasse ! » « Vas te faire foutre ok ? » Je serrais les dents. Les sourcils froncés en tirant sur ma clope.

« Il t’a déjà vu le type ? En vrai je veux dire… » Ben non. Juste des photos, rien de concret. Des images retouchées pour être conforme à ses souhaits. Aussi souriante et belle qu’il pouvait l’espérer, le virtuel, ça a du bon parfois. On est, qui on veut, pas tel qu’on est.

Il va falloir revoir l’éclairage pour effacer les traces du temps. Un très bon maquillage pour mettre mes atouts en avant. Un brushing que sais-je encore ? Une petite robe pour cacher mes rondeurs. Un soutif pour remonter mes seins, et un sourire très prometteur.

Et là j’ai entendu : « C’est toi ? C’est bien toi ? » J’ai plongé le regard vers cet ordinateur qui me parlait. Je m’approchais de l’écran et je m’y reflétais. Cette fille était immonde ! Boursoufflée, rougie par la colère, l’œil hagard, la bouche pincée, déformée par la focale puisque trop près…

Je cherchais à tâtons mes lunettes de soleil et je les ai trouvées. Je voyais nettement l’écran à présent et j’ai regardé s’afficher fièrement : « La conversation vidéo est terminée. Voulez-vous revoir les 7 dernières minutes enregistrées ? »

Bien sûr que j’ai repassé les images. Une pure merveille. J’ai cliqué pour voir se dérouler le film de mon humiliation. Des cris, des injures, une folle échevelée qui s’agite dans un cadre aléatoire avec un mec au fond, de très gros plans de mes yeux défoncés, de mon visage fermé. Le pire du pire de moi-même, voilà ce que je lui ai envoyé.

 

On avait rendez-vous. J’étais un peu en avance. Il a pris mon appel inopiné, et pour la première fois, il m’a découverte en vrai. Son Messenger s’est éteint. Et tous les messages visibles se sont effacés. Je crois qu’il m’a bloquée.

 


13 février 2019 11h47

 

Muriel Roland Darcourt - Monologue - Conversation Virtuelle

Conversation Virtuelle
Tag(s) : #Monologues

Partager cet article

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :